Les théâtres musicaux de Christoph Marthaler et Jean-Paul Delore

4 août 2013 § Poster un commentaire

Bien que les critiques ne fassent souvent que mentionner la musique que l’on peut entendre au théâtre, on en entend de plus en plus sur scène. Angélica Liddell invite un orchestre pour jouer et danser la valse, Philippe Quesne choisit un quatuor de chaque région où passe le spectacle pour jouer du Tchaïkovski, Brett Bailey fait chanter certaines protagonistes de Exhibit B, Faustin Linyekula intitule sa chorégraphie Drums and Digging, et Dieudonné Niangouna intègre dans Shéda les musiciens Pierre Lambla et Armel Malonga. Tous ces artistes utilisent la musique sur des modes dramaturgiques différents, du simple accompagnement à l’élément constitutif. Chez Christoph Marthaler et Jean-Paul Delore, elle est essentielle.

king sizeKing Size © Christophe Raynaud de Lage

Invité au Festival en tant qu’artiste lié à l’histoire de la décennie Hortense Archambault/Vincent Baudriller — il a été artiste associé en 2010 — Christoph Marthaler a présenté King Size à l’Opéra d’Avignon. Jean-Paul Delore, lui, est un compagnon de longue date de l’un des artistes associés de cette édition, Dieudonné Niangouna, que l’on retrouve dans Sans doute, joué au Cloître des Carmes.

King Size invite le regard à pénétrer dans l’intimité d’une chambre d’hôtel, chez un couple qui « passe en revue un répertoire éclectique allant de la musique sérielle à Michel Polnareff, en passant par Bach et les Jackson Five ». Un pianiste les accompagne en bord de scène, légèrement en-dehors de la chambre, tandis qu’une vieille femme passe et repasse comme un fantôme errant. Tout prête à sourire ici : le désarroi sénile de la dame, les protocoles d’hôtel de luxe subvertis, le minibar placé bien trop haut pour qu’on puisse l’atteindre, les placards à double fond ou encore la chanson façon pigeon interprétée par l’héroïne. De plus, la juxtaposition de musiques savantes et populaires crée un décalage comique, et entendre magnifiquement chanter du Michel Sardou par des artistes lyriques exceptionnels suscite de nombreux éclats de rire dans la salle.

Comme toujours chez Marthaler, la musique emplit l’espace de telle sorte qu’elle tient lieu de narration. Ce n’est cependant pas un dispositif opératique, dans la mesure où elle ne raconte rien, elle est le spectacle. Nous sommes invités à suivre le parcours de la musique pour comprendre les liens qui se font et se défont autour d’elle. Il est ainsi nécessaire de se laisser aller pour adhérer à un développement onirique et absurde, où les événements sont d’autant plus forts qu’il sont éphémères.

Jean-Paul Delore propose une construction dramaturgique totalement différente. Sans doute est le fruit de ses multiples rencontres autour du globe. 12 comédiens et musiciens se partagent la scène, en ligne — 1 musicien, 1 comédien — face au public. Ils ont des pupitres et lisent des textes de Mia Couto, Jean-Paul Delore, Eugène Durif, Dieudonné Niangouna, Sony Labou Tansi et Nicholas Welch — lectures entrecoupées/entrelacées par les compositions collectives des musiciens (parmi lesquels on compte le guitariste Alexandre Meyer, qui écrit la musique de beaucoup de spectacles contemporains, et des membres de l’ARFI, l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire, le plus vieux collectif de jazz français). C’est du rock, de la chanson ; loin de créer un flux ouateux où il ne faudrait qu’accepter de se laisser aller, Delore suscite le désir d’en entendre toujours plus, grâce à des crescendos électroniques et vocaux. Au lieu de chatouiller l’oreille par des juxtapositions bizarres, il la provoque. Malheureusement, la poésie des textes se perd quelque peu en chemin, et on a l’impression flottante d’assister à une cérémonie confidentielle, réunissant quelques amis.

Le collage des voix — les voix narratives mais aussi les voix et les accents des comédiens, qui viennent de pays différents — fait musique en lui-même, comme la danse furtive des corps et les éléments de costumes font théâtre. Mais tout cela est délivré de manière frontale au public, empli des sensations brutes du voyage et des rencontres. La musique ne se développe pas dans l’espace mais, comme en concert, dans le temps. La construction n’est ni spatiale ni narrative, mais poétique, alors que chez Marthaler, le développement musical passe par la spatialisation — et c’est là qu’il y a théâtre.

Avignon 2013 : la menace de Swamp Club

2 août 2013 § Poster un commentaire

C’est à Vedène, à quelques kilomètres d’Avignon, que Philippe Quesne et le Vivarium Studio ont installé leur très déconcertant Swamp Club. Ce « club du marais » réunit artistes de théâtre, musiciens, spectateurs et individus soucieux de rompre avec le quotidien autour d’un même projet, formulé par l’une des actrices : « prendre le temps ». Philippe Quesne nous invite à pénétrer dans le temps étiré et la lumière diffuse du Swamp Club, ce qui n’est pas sans danger…

swamp1© Martin Argyroglo

Dans un marais aux lumières troubles, un club accueille des artistes en résidence pour une durée variable avec des moyens illimités. En effet, il est financé par une inépuisable mine d’or qui se trouve sur le site. Grâce à cette indépendance miraculeuse, il offre un refuge autarcique à qui veut. Ici, le temps est au ralenti, l’espace se modifie sans cesse à cause du brouillard et chaque manifestation vivante revêt un caractère irréel. Les animaux, immobiles, veillent sur l’endroit, tandis que les hommes et les femmes déambulent lentement entre les buissons, la grotte dont nous ne voyons que l’entrée, et la maison, dont nous ne voyons qu’une façade, celle qui donne sur le studio d’enregistrement. Cube fermé et vitré pour que l’on puisse voir à l’intérieur, celui-ci voit passer et repasser les protagonistes de la pièce. Seul le quatuor à cordes invité sur scène s’y installe pour jouer pendant quasiment toute la pièce.

Même si on a affaire à un théâtre qui déplace les codes classiques au profit d’une esthétique post-moderne où tous les éléments scéniques se valent, sans hiérarchie, la musique accompagne plus qu’elle ne signifie. Elle participe en fait de la déréalisation générale opérée par le spectacle et à laquelle les spectateurs doivent céder, sous peine d’être totalement largués. Les protagonistes disent avec lenteur un texte qui traite des événements décalés comme des petites choses du quotidien : une taupe de taille humaine surgit de la grotte, malade, pour annoncer un danger imminent. Aussitôt, les occupants du Swamp Club se lancent dans un entraînement de défense aussi réglé que dérisoire. Maladroitement armés de bâtons trop grands complétés par de la dynamite mouillée, leur impuissance est à la fois comique et déstabilisante. Décontenancés, mal à l’aise, nous devons accepter de nous perdre dans cette dramaturgie de la fumée, sans savoir si une révélation nous attend derrière.

Plus qu’une métaphore du monde artistique menacé par les logiques néo-libérales, c’est la question de l’image que Philippe Quesne met en jeu : que voit-on ? Ce que l’on voit est-il la vérité ? La fumée, les lumières, l’eau du marais, les baies vitrées de la maison constituent à la fois des passages et des miroirs pour le regard. Ce dernier est invité à se démultiplier par la pluralité des supports qui lui sont offerts, et par la remise en question du statut de la fiction. Les photographies urbaines de Martin Argyroglo apportent un contraste à l’esthétique onirique de l’ensemble. Des personnages fictionnels tels que Robin des Bois surgissent tout à coup à côté des véritables acteurs et musiciens, qui performent eux-mêmes une mise en abyme du théâtre en nous proposant, par l’intermédiaire de la narration, de visiter le club — c’est-à-dire le théâtre.

Que voulons-nous voir ? De quelle manière le regard est-il orienté ? diffracté ? retourné ? Ces questions me font penser à une expression que j’aime bien mais dont je ne me souviens plus l’origine : « la vérité ne tombe pas des arbres ». Cela signifie : la vérité est complexe, et voir quelque chose ne suffit pas à le connaître. Les jumelles de Robin des Bois apparaissent bien dérisoires face au danger diffus et invisible auquel font face les membres du Swamp Club… À moins que celui-ci ne vienne de l’intérieur, comme le suggèrent à la fin les yeux rouges clignotants et menaçants des hérons du marais, qui nous regardent, immobiles et glacés.

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swamp7Photos © Martin Argyroglo

Avignon 2013 : le cri d’Angélica Liddell

24 juillet 2013 § Poster un commentaire

Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy)

liddell© Christophe Raynaud de Lage

Au centre, un monticule de terre où sont plantés de tout petits sapins à l’échelle, comme une forêt, parmi lesquels trône un crâne d’alligator. Au-dessus, trois crocodiles entiers flottent, suspendus dans les airs par des fils et légèrement balancés par le vent. Derrière, une estrade avec des pupitres et un piano. Le monticule évoque à la fois l’île d’Utoya en Norvège, où a eu lieu le massacre des jeunes militants socialistes par Breivik en 2011, l’île de Peter Pan et un tombeau. L’enfance éternelle — le « syndrome de Wendy » du titre — et l’enfance meurtrie sont contenues dans la même image. C’est une belle métaphore du théâtre d’Angélica Liddell, un théâtre palimpseste où les signes font image et où les images nous font signe.

Le temps est au cœur des problématiques. Un poème de Wordsworth, dit par Natalie Wood dans le film d’Elia Kazan, La Fièvre dans le sang, revient comme un leitmotiv : « Et si rien ne peut ramener l’heure / De la splendeur dans l’herbe, de l’éclat dans la fleur / Au lieu de pleurer, nous puiserons / Nos forces dans ce qui n’est plus. »

Pendant un peu plus de deux heures, on traverse avec elle, des danseurs, des comédiens et des musiciens, de nombreux thèmes entrelacés tels que la folie, l’arrachement à l’enfance, le rapport à la mère, ou encore l’étrangéisation à soi-même. L’île d’Angelica Liddell est peuplée de créatures étranges empruntées aux contes pour enfants ou à la Chine. De multiples influences ont été assimilées avant d’être reconfigurées sur scène. Le spectacle est presque « mondialisé », tant il fait appel à des éléments culturels différents, comme un puzzle dans lequel chacun peut trouver sa pièce.

D’un long séjour à Shangaï elle a tiré une réflexion sur la radicale altérité, et le fait de se sentir étranger parmi les étrangers. Là-bas, elle a été fascinée par un couple septuagénaires de danseurs amateurs passionnés de valse, et elle les a invité sur scène. Elle est coiffeuse, il est garagiste ; tous deux ont abandonné leur vie pour un temps afin de danser devant des Européens. Danser, danser, danser. Une dizaine de valses s’enchaînent devant nous, accompagnées par l’ensemble musical Phace. Certaines sont tout à fait conventionnelles, presque trop « parfaites », d’autres sont renversées, culbutées, par l’imagination de Liddell. Cette dernière incarne une Wendy incapable de se laisser aller à ce qu’elle demande aux autres. Terrorisée par la peur de l’abandon, Wendy/Liddell hurle sa rage au micro, face public, debout, seule, pendant presque une heure.

La performance est nourrie par la souffrance. À la rencontre avec le public que le festival organise avec les artistes invités, Angélica Liddell a dit, paraît-il : « ici, je vous parle normalement, je porte un masque. Sur scène, j’enlève le masque, je suis véritablement moi-même. » Il n’y a aucun intérêt à essayer de savoir combien elle met de sa propre histoire dans ses spectacles, dans la mesure où les histoires des autres sont aussi les siennes. Liddell donne l’impression d’emmagasiner des sensations et d’attendre d’être sur scène pour cracher toutes ses entrailles. Rares sont les propositions théâtrales aussi fortes, aussi engagées dans le corps, aussi longues à digérer.

L’éternité dans la mort est finalement incarnée par un petit garçon, qui arrive sur la scène en poussant un vélo à la fin du monologue d’Angélica Liddell et qui, après quelques mots, tombe, la chemise tachée de sang. Wendy, si elle veut rester Wendy, doit mourir. Hélas, elle est condamnée à vivre.

Avignon 2013 : le choc d’Exhibit B

24 juillet 2013 § Poster un commentaire

EXHIBIT B -Exhibit B, mise en scène Brett Bailey © Christophe Reynaud de Lage

L’ église des Célestins, contrairement à ce à quoi je m’attendais, est désaffectée. Aucun ornement n’habille les murs nus et la lumière grise. Au sol, des gravats, des pierres de taille et de la terre battue. C’est dans ce lieu à la mémoire invisible que le Sud-Africain Brett Bailey a disposé ses installations foudroyantes.

« Exhibit B est une exposition, ce n’est pas du théâtre. Prenez votre temps devant chaque installation. Ne vous laissez pas presser par ceux qui sont derrière vous. »

Voilà en substance ce que dit le panneau de la première salle, un petit vestibule brûlant où nous attendons notre tour pour entrer. Une femme appelle le numéro qui nous a été attribué en attendant une minute entre chaque personne : cela permet de limiter les attroupements et de fluidifier la visite, mais surtout, cela isole chaque spectateur, de sorte qu’il se retrouve seul face aux installations. Une fois à l’intérieur, personne ne parle.

Exhibit B est une exposition vivante : une dizaine d’installation réparties dans l’église convoquent des hommes et des objets. Les personnes qui y participent ont été choisies par un casting renouvelé dans chaque pays où passe l’exposition. Ce sont des amateurs et des amatrices qui se tiennent devant nous, artistes, restaurateurs ou autres. Ils sont tous français. Ils sont tous noirs.

Chaque installation recrée une partie de l’histoire de la colonisation africaine par les Européens. Le vol de guerre, le massacre de nègres, l’esclavage, l’appropriation des corps, la décapitation des dissidents, l’apartheid, la torture, l’exploitation commerciale du caoutchouc… jusqu’à l’expulsion meurtrière d’un immigré africain par les autorités françaises.

La Vénus hottentote tourne indéfiniment sur elle-même, debout sur un piédestal d’où son humanité a disparu. Des aborigènes, ramenés à la cour d’un roi européen comme trophées de chasse, trônent au milieu des têtes de cerfs, d’un singe et de cartes politiques. Un homme, empaillé pour être montré à la cour, est allongé sur une cercueil de marbre et vêtu d’un costume blanc du XVIIIe siècle.

Puis, ce sont les « objets trouvés », une femme et un homme, debout face à nous, en jean et T-shirt, réduits à une liste de caractéristiques physiques : taille, poids, date de naissance, lieu de naissance, date d’arrivée sur le territoire français.

Le silence n’est rompu que par le pas des visiteurs, et un chant. Mélange de lyrisme et de claquements de langue et de bouche qui évoquent les langues khoïsan, il sort de quatre têtes posées sur des cubes blancs. Le corps des chanteurs est invisible, de façon à ce qu’ils apparaissent comme décapités. Derrière eux, au mur, trois photographies de têtes historiques, en noir et blanc.

D’autres tableaux vivants composent ce zoo humain qui fait référence aux exactions commises par les colons, et à la volonté des Européens d’exhiber, de plusieurs manières différentes, leur butin, sans faire de différence entre les humains et les choses. Dans chaque installation, tout est fait pour annuler la hiérarchie des êtres, et mettre au même plan pour le regard les objets et les hommes.

Enfin, chaque être humain nous regarde dans les yeux. De gêne, certains visiteurs rigolent, d’autres regardent ailleurs, d’autres encore pleurent.

Du regard vivant de ces corps immobiles naît un choc qui fait écho à la violence de la déshumanisation dont ils ont été et sont encore les victimes. La sensation d’altérité radicale qui nous est présentée de force est brisée par l’outrance des moyens déployés, tels que l’usage des codes de l’exposition (panneaux explicatifs, silence, barrières de sécurité). Plus la frontière est visible, plus on a envie de la franchir, mais il est impossible d’obtenir de quelque acteur que ce soit autre chose qu’un regard. C’est finalement nous qui sommes laissés à notre désespoir, impuissant et nauséeux.

Tout (ne) va (pas) bien en Amérique

1 avril 2013 § Poster un commentaire

Aux Bouffes du Nord à Paris, le metteur en scène David Lescot et le pianiste Benoît Delbecq ont imaginé un spectacle chanté/parlé où les images et les sons accompagnent les mots, pour raconter l’Amérique par morceaux choisis, de la conquête indienne à la ségrégation. Inégal.

À l’avant-scène, un piano à queue, une table de mixage, des micros, une batterie, et juste derrière, au fond de la scène, un balcon surplombé par un écran qui monte jusqu’au très haut plafond des Bouffes du Nord : le dispositif scénique annonce ce qui va suivre, un spectacle chanté/parlé où les images et les sons accompagnent les mots. L’histoire de l’Amérique défile par morceaux choisis ; elle commence avec La Lettre sur la découverte du Nouveau Monde lue par la maîtresse de cérémonie Irène Jacob, au micro face public à l’avant-scène, où Christophe Colomb raconte que les colons ont été accueillis comme des dieux vivants par les Indiens. Elle se termine sur le poème de Walt Whitman (« Sur les Rives de l’Ontario bleu »), après être passée par les réserves indiennes, l’esclavage, la ségrégation ou encore la mafia italienne sur la côte Est pendant la Prohibition. Tous épisodes peu glorieux qui dessinent une contre-histoire qui n’en est pas vraiment une (pas en France en tout cas), traités sous des formes qui complètent le tableau : music-hall, gospel, « minstrel song », « worksong », claquettes… Et, d’une certaine manière, du choc entre l’horreur de ce qui est dit et la beauté du spectacle naît la complexité de l’histoire des Etats-Unis — qui est elle-même une histoire-spectacle.

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Mon képi blanc par Hubert Colas

22 mars 2013 § Poster un commentaire

Quatre micros sur pied, lumière rouge, une télé : le comédien Manuel Vallade est enfermé dans un dispositif étroit entre la chambre spartiate, la pièce à interrogatoire et la salle de conférence de presse, imaginé par Hubert Colas et présenté au Théâtre de Vanves. Face au public, il raconte sa vie de soldat de la Légion étrangère et son képi, blanc.

mon-kepi-blanc_herve_bellamyManuel Vallade © Hervé Bellamy

Épaulettes rouges, ceinture bleue : le légionnaire n’est ni tout à fait français ni tout à fait étranger. Apatride, sa maison est la caserne. « ON » lui demande d’oublier son nom et son pays d’origine. « ON » lui demande d’obéir aux ordres. « ON » lui demande de tirer. Tout en nous racontant sa vie yeux dans les yeux, ce légionnaire anonyme, tiré à quatre épingles, est secoué de tics gestuels et langagiers, scories d’une vie dédiée à l’ordre et à la morale (ou aux faux-semblants). Manuel Vallade est impressionnant dans sa recherche effrénée de perfection, coquille vide destinée à masquer le passé, malgré une direction d’acteur un peu forcée qui peine à faire ressortir le relief du discours.

Le texte de Sonia Chiambretto mime les raideurs de celui qui le prononce. À la fois monologue intérieur et poème impersonnel, suspendu entre description et sensation, il rend compte d’une vie d’armée, des embuscades à la propreté en passant par le bordel. L’auteur a grandi à Aubagne (13), en face d’une garnison de la Légion étrangère. J’ai moi aussi grandi dans cette ville, et tous les matins en allant à l’école, aux alentours de 7h30, je voyais les légionnaires dans le stade courir, tous les matins, indéfiniment. Et le but de cette course semblait appartenir à un autre monde que le mien.

Le Crocodile trompeur

21 mars 2013 § Poster un commentaire

Une version loufoque et délicieuse du Didon et Enée de Purcell aux Bouffes du Nord, ou : qu’est-ce que l’opéra aujourd’hui ? Pour Samuel Achache et Jeanne Candel, c’est un mélange d’éléments classiques et contemporains où l’improvisation a la part belle.

Aux Bouffes du Nord à Paris, devant un parterre plein, un jeune homme s’avance — Florent Hubert, acteur, saxophoniste, clarinettiste et directeur musical — une clarinette à la main, pour nous expliquer l’harmonie des sphères et le pourquoi du prophète Jonas dans le ventre d’une baleine. Le rapport avec Didon et Enée de Purcell ? Celui qu’on voudra, vu qu’on a complètement oublié le raisonnement – c’est son aspect bouffon qui domine ; le public, hilare, n’a pas besoin de comprendre le discours pour entendre l’idée : imaginez un Didon et Enée trompeur, des musiciens interrompus, des acrobaties comiques, une machinerie illogique… Le Crocodile trompeur convoque tout cela et plus encore.

Tout de suite après les sphères et les baleines, Didon est déclarée malade d’amour par quatre savants anglais, fous et excellents mimes, tombés dans les profondeurs de son cœur. C’est foutu d’avance : Enée ira fonder Rome, malgré deux ou trois états d’âme qui, au passage, sont fatals à Didon, morte de chagrin. Voilà en gros les termes dans lesquels Vladislav Galard, violoncelliste-comédien-chanteur — c’est agaçant, ces gens qui savent tout faire — explique chaque scène avant qu’elle soit jouée et chantée (ce qui est bien pratique pour comprendre ensuite l’anglais de Purcell). Ce procédé, qui consiste à proposer deux versions différentes des quelques scènes clés choisies au préalable, une bouffonne et une sérieuse, crée une forme de distanciation très intéressante, qui fonctionne sur l’alternance rire/émotion (amenée surtout par le chant), et construit un discours sur ce qu’est l’opéra aujourd’hui en apportant une réponse radicale à l’éternelle question : pourquoi jouer un classique ?

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